mardi 5 décembre 2006

Boulimie


On n'ose imaginer les épuisantes journées d'Alain Ducasse, le grand chef ubiquiste et boulimique écartelé entre cinq continents : réveil à Tokyo; breakfast à Hong Kong; mâchon à Beyrouth; déjeuner en Toscane; café à Gstaad; pousse-café à Londres; goûter à New York; dîner à Las Vegas et souper à Saint Tropez avant d'aller prendre un juste repos à Nice ou à Monte Carlo.
On suppose qu'il profite du dimanche pour visiter ses neufs cantines parisiennes ainsi que ses succursales de Moustiers, de Cognac et des Landes. Enfin il doit faire un petit crochet par Carthage et l'île Maurice.
Autant dire que ses clients ont encore moins de chance de l'apercevoir au moment de l'addition que de risques de trouver un Carambar dans sa purée.
Sachant que le turbo sauce réacteur constitue son ordinaire, on comprends mieux qu'il vienne de rafler de surcroît les restaurants de la tour Eiffel: au deuxième étage, par temps clair, il pourra surveiller toutes ses tables...
(Nice Matin - Philippe Bouvard)
«Quand il était petit, Alain trouvait déjà que tout était trop lent pour lui. A 12 ans, lorsqu'il conduisait le tracteur ou que l'on ramassait les maïs, rien n'allait jamais assez vite. Ça, je crois que ça n'a pas changé. Mais, pour le reste, qui aurait pu prévoir un tel succès?» raconte André Ducasse, son père, encore émerveillé de la réussite du gamin.
L'agriculteur landais, qui déserte rarement sa ferme du Haou, dans la Chalosse, a beau s'être rendu, il y a quelques semaines, à la remise de la Légion d'honneur à son fils, le parcours de son enfant prodige lui semble toujours aussi incroyable.
Comment Alain Ducasse, fils de paysan, petit-fils de menuisier, élevé dans un bourg de quelques centaines d'habitants, est-il en effet devenu, sans diplômes et sans appuis, la figure emblématique et incontestable de la cuisine française à travers le monde? Il déteste qu'on parle d' «empire» à son sujet.
Pourtant, peut-on qualifier autrement une entreprise qui compte 950 employés (dont 430 en cuisine), a réalisé 21 millions d'euros de chiffre d'affaires l'an dernier, gère une chaîne hôtelière de plus de 500 établissements, une école de cuisine, une maison d'édition, et totalisera, à la fin de 2004, pas moins de 20 restaurants à travers le monde, en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique et au Moyen-Orient?
Ducasse est hors normes. «Il ne fait pas le même métier que nous», constatent, un brin d'amertume dans la voix, ses confrères. «Ce qui m'importe, c'est de faire ce métier tel que je le conçois. Et de le faire avancer», a-t-il l'habitude de répondre à ses détracteurs.
Et d'abord, ne leur en déplaise, Ducasse a bien commencé comme eux. A la plonge et aux pluches, simple commis de cuisine.
Elevé à la dure. La différence, c'est qu'il a rué très tôt dans les brancards. Le premier de ses coups d'éclat est d'avoir claqué la porte de son lycée hôtelier, à Talence (Gironde), à quelques mois de son diplôme. «Ça ronronnait», commente-t-il, sur le même ton incisif qu'il a pris pour aller l'expliquer au directeur de l'établissement. Le gastronome en culottes courtes qu'il est encore enchaîne alors les maisons prestigieuses: Guérard, Vergé et surtout Chapel, son «maître spirituel». C'est lui qui lui transmettra le culte du produit, le souci de cette perfection technique qui doit paraître invisible quand l'assiette arrive devant vous.
A 23 ans, il est chef en titre pour la première fois; à 28, il est déjà breveté deux étoiles au Guide Michelin pour le restaurant qu'il dirige à Juan-les-Pins (Alpes-Maritimes). Ceux qui l'ont connu à cette époque se souviennent de ce garçon maigre à la barbe noire d'ayatollah, de sa 4 L beige, qui débarquait chaque jour pour faire le plein de victuailles au marché de Cannes, de sa façon de croquer les grains de poivre ou de riz, dont ses poches étaient toujours remplies.
Sur son site internet, sa biographie officielle ne mentionne pas une date cruciale: le 9 août 1984. Il a 27 ans. Il est à bord d'un petit avion, un Piper-Aztec, qui relie Saint-Tropez à Courchevel. L'avion s'écrase. Ils sont cinq. Il sera le seul survivant.
Une année d'hôpital, 13 opérations, de moins en moins de gens à son chevet: ici, Ducasse s'est reconstruit, dans tous les sens du terme. Pourtant, cette réputation de miraculé, cette «énergie du rescapé» dont on le qualifie trop souvent l'agacent. «Avant, déjà, j'étais boulimique de la vie», veut-il conclure. Il n'empêche, il sait que sa santé, aujourd'hui insolente, est son don le plus précieux.
Gwenaëlle, sa compagne, rencontrée il y a quelques années dans un avion, le confirme: «C'est un roc! Il récupère pendant les transports aériens et, quand il dort sur la terre ferme cinq heures, c'est comme une nuit complète!» Ajoutez à cela que l'homme jongle sans cesse entre les fuseaux horaires, car le soleil ne se couche jamais sur son empire saucier.
La pierre angulaire de cet édifice, c'est au Louis XV, à Monaco, qu'il l'a posée, en 1987. Il a 30 ans. En compétition pour diriger ce restaurant, il décroche la timbale, car il a l'audace d'affirmer par écrit dans son contrat qu'il va obtenir en trois ans trois étoiles au Michelin. Son pari sera tenu en seulement trente-trois mois. Il fera de l'Hôtel de Paris le premier palace au monde à posséder un restaurant avec trois macarons.
Il y a été l'un des chefs précurseurs qui ont redonné le premier rôle aux légumes, y a retravaillé la technique des jus, salés et sucrés, et, plus que tout, avec ses plats comme les jeunes légumes de Provence à la truffe noire écrasée, a donné à la cuisine méditerranéenne une réputation gastronomique et internationale qu'elle n'avait jamais connue.